STROHEIM (E. von)

STROHEIM (E. von)
STROHEIM (E. von)

Stroheim est un des grands réalisateurs de l’époque du muet, doublé d’une personnalité fascinante et ambiguë. Ses films conservent une valeur intrinsèque en même temps qu’ils ont exercé une influence profonde, durable et salutaire sur l’évolution du cinéma. Après l’avènement du parlant, le réalisateur s’est effacé derrière l’acteur prestigieux. Stroheim s’est fait connaître simultanément comme scénariste, metteur en scène et vedette en reconstituant à Hollywood l’Europe du début du siècle avec un souci exacerbé du réalisme dans le détail. Il prête des aventures de feuilleton à un aristocrate cynique, abusant du prestige de l’uniforme, avec lequel le public n’hésite pas à l’identifier. Son chef-d’œuvre reste Les Rapaces , dont l’action se déroule en Californie, dans un milieu d’émigrés pauvres, et qui décrit avec une brutalité sans concessions l’avarice, la haine et le sadisme d’êtres frustes. Toujours en conflit avec les producteurs – presque tous ses films sont mutilés ou ont été interrompus en cours de tournage –, pour vivre il se résigne, à partir de 1928, à exploiter son talent et sa célébrité de comédien. Il affecte de ne pas en faire grand cas et ne s’en assure pas moins, avant et après la guerre, une longue carrière en France.

Un réalisateur maudit

Né à Vienne, d’une famille de commerçants israélites, Erich Hans Stroheim, dit Eric von Stroheim, déserte après six mois de service militaire. On le retrouve en 1914 à Hollywood comme figurant, puis comme assistant. En 1917, des films de propagande lui donnent l’occasion d’incarner des junkers prussiens, odieux à souhait. Son succès, que consacre la formule publicitaire «L’homme que vous aimerez haïr», l’engage à prétendre qu’il s’appelle von Stroheim, qu’il est fils d’aristocrates autrichiens, qu’il a servi comme lieutenant de dragons sous les Habsbourg: une légende qu’il maintiendra jusqu’à ses derniers jours et qui sera universellement adoptée. Ce sera un personnage de cette caste qu’il incarnera dans La Loi des montagnes (Blind Husbands , 1918), Folies de femmes (Foolish Wives , 1921), La Symphonie nuptiale (The Wedding March , 1927) et qu’il confiera à un autre acteur dans Merry Go Round , La Veuve joyeuse (The Merry Widow , 1925), Queen Kelly (1928).

C’est avec l’adaptation d’un roman de Frank Norris qu’il donne toutefois sa véritable mesure. Les Rapaces (Greed , 1923) sont tournés, intérieurs et extérieurs, dans des décors naturels: technique sans précédent pour une œuvre de fiction. Ce n’est qu’un des procédés auxquels recourt Stroheim pour échapper aux poncifs hollywoodiens et donner une force convaincante aux passions sordides que le public n’est pas alors habitué à voir évoquées à l’écran. À la fois par la mimique des acteurs, dirigés avec une exceptionnelle maîtrise, et par un jeu de symboles, Stroheim fait comprendre que la cupidité des trois êtres qui les fait se déchirer entre eux n’est qu’une forme de sexualité refoulée.

La projection devait demander trois heures (la pellicule en aurait permis douze). Stroheim a toujours pensé que cette durée était nécessaire pour évoquer des conflits complexes, et un programme deux fois plus long aurait permis d’amortir le coût élevé de neuf mois de prises de vues. Devant les kilomètres de pellicule impressionnée, il lui faut plus d’un an pour réduire le montage à cette limite. La copie lui est alors arrachée et confiée à un professionnel qui la réduit de près de la moitié. Le supplice que subit ainsi l’auteur, en voyant mutiler son œuvre, lui est infligé en pure perte. L’exploitation n’en est pas moins un désastre financier. La vision cruelle d’une humanité réduite à des instincts féroces n’est plus masquée, comme dans les œuvres précédentes, par un décor dépaysant et une intrigue mélodramatique. Située dans un cadre familier où règne en apparence un conformisme petit-bourgeois, elle paraît insoutenable à un public habitué à ne chercher au cinéma qu’un divertissement.

Deux dernières tentatives malheureuses mettent fin à la carrière du réalisateur; il ne cessera pourtant pas de chercher l’occasion de revenir derrière la caméra. À chaque rôle qu’on lui propose comme acteur, il harcèle de ses suggestions le metteur en scène. Il publie comme romans les scénarios qui lui sont refusés, mais ils n’ont pas plus de succès auprès des lecteurs qu’auprès des producteurs.

Un double fascinant

La fascination que Stroheim exerça de son vivant procédait en partie de celle que possédait dans ses films son personnage de prédilection, en dépit de travers et de vices étalés sans vergogne: confusion que l’intéressé fit tout pour entretenir. Cette mythomanie suggère deux interprétations. Stroheim a pu vouloir compenser les humiliations de sa jeunesse: juif, il s’invente une famille noble; déserteur, il s’affirme spécialiste des questions militaires; réduit pendant dix ans à des métiers misérables, il joue les riches oisifs. Mais il a pu aussi donner libre cours aux instincts qu’il réprimait dans la vie courante et projeter sur un double fictif, qu’il traîne dans la boue avec autant de complaisance qu’il met à l’incarner, ce qu’il aurait rêvé être.

L’incompétence et la mauvaise foi des producteurs qui restaient fermés à son idéal artistique ne sont pas les seules causes qui l’ont fait choisir comme bouc émissaire par Hollywood, chargé des péchés de prodigalité et d’érotisme. Prodigue pour lui-même (après avoir gagné beaucoup d’argent pendant quarante ans, il est mort pauvre), il eût été surprenant qu’il ne le fût pas avec les deniers d’autrui. Son insouciance à l’égard des devis et des plans de travail trouve sa source dans son perfectionnisme, mais aussi dans son incapacité à juger si un plan est bon et si une séquence est utile avant de les avoir tournés, et dans la jouissance qu’il éprouve à régner en despote sur le plateau d’un studio. D’autre part, à une époque où domine encore une morale puritaine, il est un des premiers à en violer les interdits. Ses scénarios constituent un catalogue des perversités sexuelles. Leur représentation allusive paraît aujourd’hui anodine, mais, au moment même, elle ne trompa pas les esprits perspicaces qui en admirèrent l’audace, ni les censeurs qui la condamnèrent.

Cet auteur né, qui n’a été surpassé par personne, a fait ses débuts à trente ans, sans formation préalable, avec une maîtrise qui est restée intacte jusqu’à sa mort (sa tombe se trouve à Maurepas, dans les Yvelines). De plus, il tint la gageure de devenir célèbre en incarnant des figures antipathiques et de le rester en jouant des rôles secondaires dans des bandes médiocres: «Un figurant à mille dollars par jour», ainsi qu’il se définissait lui-même. Outre l’emploi qu’il s’est taillé sur mesure, on n’oubliera pas sa composition du commandant de La Grande Illusion (1937) ni son interprétation du majordome de Sunset Boulevard (1952). Mais c’est dans la vie qu’il a joué son meilleur rôle.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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